Se prendre en main, Journal d’un corps de Daniel Pennac \Clémentine Cottin-Guilbert

Six textes plus une interview. C’est le fruit du travail mené en ACF-MP dans le cadre des soirées préparatoires aux J 50 Attentat sexuel. Chacun des auteurs fait varier ce thème à sa guise : questions d’époques, productions d’artistes, expérience dans le champ de la clinique. Il en ressort un ensemble varié et rigoureux que l’interview d’Yves Vanderveken fédère.

« La mauvaise rencontre centrale est au niveau du sexuel »[1], nous dit Lacan dans le Séminaire XI. Cette phrase nous rappelle l’un des axes majeurs de la découverte freudienne : pour l’être parlant, l’émergence du sexuel est traumatique. Ce qui est au cœur du trauma peut être un événement extérieur, mais c’est toujours aussi une rencontre dans son propre corps avec un excédent d’excitation. Ainsi, le trauma n’est pas seulement événementiel mais de structure. Il ne s’agit évidemment pas d’en nier la violence lorsqu’un abus a lieu dans la réalité mais bien plutôt de la lire à la lumière de ce postulat. Les nombreux témoignages publics de femmes de ces dernières années nous y invitent et sont un appui précieux pour tenter de différencier la dimension du trauma au plan de la structure de celle dévoilée lorsqu’une mauvaise rencontre a lieu dans la réalité.

Si cette mauvaise rencontre est de structure, elle l’est aussi pour les hommes. En quatrième de couverture du roman de Daniel Pennac Journal d’un corps, le narrateur nous propose de lever un coin de mystère sur ce que ressentent les hommes quant à l’encombrement de leur sexe.

La scène originelle

Lison, de retour de l’enterrement de son père, reçoit par le notaire, un drôle de paquet. Elle y découvre un journal, qui ne ressemble en rien à un journal intime. De treize à quatre-vingt sept ans, âge de sa mort, le narrateur a tenu le journal de son corps, « réellement »[2] dit-il. Pas le corps du côté de l’image, celui que l’on montre, que l’on expose, que l’on donne en spectacle, non le corps « en tant que sac à surprises et pompes à déjections »[3]. Chaque fois que celui-ci s’est manifesté à son esprit en le surprenant, le narrateur a pris sa plume.

Des notes à l’attention de sa fille nous renseignent brièvement sur les coordonnées symboliques de son arrivée au monde. « Je suis né d’une agonie »[4] dit-il, d’un père « mort vivant »[5], rendu par la guerre de 14 à la vie civile, ne s’en étant jamais remis et d’une mère qui a pensé pouvoir ressusciter son mari en lui faisant un enfant. L’arrivée de l’enfant ne sauvant pas le père, la mère considéra celui-ci comme un objet inutile qu’elle abandonnera à ce père agonisant. Il se décrit comme un enfant dont le corps a du mal à trouver consistance, extrêmement maigre, « mou, blanc, à la poitrine creuse »[6].

Sa mère disait de lui qu’il ne ressemblait à rien et que chez lui « rien n’est tenu »[7]. Tant que l’imitation de son père lui suffisait en guise d’incarnation, son corps lui était indifférent. Peu après la mort du père, un évènement nommé « la scène originelle »[8] donnera naissance à ce journal.

A douze ans, lors d’un jeu collectif, il sera ligoté à un arbre. Une fourmi grimpe sur sa jambe puis une deuxième, c’est alors qu’il perd totalement ce qu’il appelle « le contrôle de son imagination […] Mon imagination ne me représente pas la chose dans son détail, je ne me dis pas que les fourmis vont grimper le long de mes jambes, qu’elles vont me dévorer le sexe et l’anus ou s’introduire en moi par mes orbites, mes oreilles, mes narines […], je ne me représente pas ces supplices, mais ils sont tous dans le hurlement de terreur que je pousse maintenant »[9]. Cette expérience traumatique qui le réveille à son corps, donnera lieu à une construction symptomatique, ne plus jamais laisser son imagination s’emparer sans contrôle des sensations que produisent son corps. Écrire sera pour lui une tentative d’exorciser la peur et la panique, provoquées par des manifestations corporelles qu’il ne maîtrise pas. Il amassera un savoir important sur comment est fait un homme, notamment par son étude assidue de l’écorché du Larousse. En parallèle, sculpter son corps, lui faire des muscles, lui fortifier les nerfs lui donneront une certaine consistance dans le monde, faisant de lui un garçon qui ressemble à quelque chose. Apprendre, sera d’abord pour lui, apprendre à maitriser son corps.

La rencontre avec le sexuel dans son propre corps

Durant l’enfance, il ne semble pas y avoir véritablement d’éprouvé d’un corps pulsionnel. C’est à l’adolescence que l’irruption du sexuel, dans son propre corps, va venir faire vaciller « ce chef-d’œuvre d’équilibre physique et mental »[10]. Bien que se manifestant sur son propre corps, « cette jouissance n’est en rien autoérotique »[11]. Elle lui apparait comme étrangère. Aucun savoir préétabli ne peut alors lui venir en aide. Ses tentatives pour maitriser son sexe et ses érections seront vaines. C’est avec précision et humour qu’il décrit « ce passage de l’équilibriste », où « juste avant de jouir, il n’a pas encore joui »[12], ce moment où il tente de se retenir le plus longtemps possible jusqu’à ce qu’il perde « pour de bon »[13]. Les signifiants utilisés renvoient à la perte de soi, à la disparition, à l’obscurité, à la mort. « Tout ce plaisir qui t’engloutit… Cette éruption qui est un engloutissement ! C’est la chute de l’équilibriste dans le cratère en fusion ! Ah ! Cet éblouissement dans ces ténèbres ! »[14].

La rencontre avec l’Autre sexe

À dix-neuf ans, il sera subjugué par le dévoilement du corps nu d’une femme, « paralysé par la surprise et le ravissement »[15] face à la beauté et la perfection de ce corps. L’éblouissement se produit au moment où la robe tombe et dévoile le corps nu dans la lumière. « Je ne pense pas que je verrai jamais plus joli corps de femme, livré soudain dans la lumière dorée de cette lampe, mon Dieu quelle beauté, quelle beauté, me suis-je répété, si la lumière s’était éteinte pour toujours je serais mort avec le souvenir de cette beauté… »[16]. La vision de ce corps nu et la jouissance qui en découle rendront impossible un rapport sexuel entre eux. Il ressent alors cette sensation étrange de ne rien avoir entre les jambes. La flaccidité de son sexe le laisse face à un sentiment d’inexistence. Que rencontre-t-il là qui vient trouer réellement son corps ?

Le troumatisme[17]

Yves Vanderveken, lors d’une des soirées préparatoires aux J50 via Zoom nous invitait à distinguer deux dimensions du trauma sexuel, celle de la rencontre avec le sexuel dans son propre corps et celle de l’Autre sexe. Dans Journal d’un corps de D. Pennac, le narrateur évoque ces deux temps distincts et les effets subjectifs qui en découlent.

La première expérience masturbatoire peut être marquante pour un sujet parce que « ça crève l’écran. On comprend bien pourquoi ça crève l’écran, parce que ça ne vient pas du dedans de l’écran »[18]. Les premières érections du narrateur le confrontent à un trou, le savoir accumulé jusque là sur son corps y trouvant sa limite : « Le sexuel fait subir un abus au corps parlant parce qu’il va au-delà de ce qui peut s’intégrer du corps par le savoir »[19]. Face à ce trou, une invention. Pour cerner le réel ici rencontré, il trouvera sa formule, « se prendre en main ».

La rencontre avec « la jouissance d’un Autre corps autrement sexué »[20] le met face à un « attentat » d’une toute autre dimension, celle-ci venant trouer réellement son corps. Le dévoilement du corps nu d’une femme le paralyse et fait disparaître une partie de son corps et pas des moindres, son sexe. L’apparition de ce corps dénudé lui révèle-t-il l’absence de consistance de son propre corps ?

Du vacillement de l’image du corps au sentiment d’inexistence, ce personnage nous éclaire quant aux effets traumatiques, mais toujours subjectifs de l’émergence d’un désir sexuel dans le corps d’un sujet.


Clémentine Cottin-Guilbert, membre l’ACF-MP.

Texte proposé dans le cadre des soirées  préparatoires aux J50, Attent(a)t sexuel, le 23 septembre 2020 à Toulouse.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 62.

[2] Pennac D., Journal d’un corps, Paris, Gallimard, 2012, p.12.

[3] Ibid.

[4].Ibid., p.51.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p.30.

[7] Ibid., p.51.

[8] Ibid., p.17.

[9] Ibid. p.20.

[10] Ibid., p.103.

[11] Terrier A., Les quatre arguments, Attentat sexuel j50, 4 juin 2020, consultable en ligne.

[12] Pennac D., op. cit., p.84.

[13] Ibid.

[14] Ibid., p.85.

[15] Ibid., p.101.

[16] Ibid.

[17] Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974, inédit.

[18] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, Paris, Navarin, n° 79, octobre 2011, p. 22.

[19] Vanderveken Y., « Trois questions à Yves Vanderveken », vers les j50 – interview de Yves Vanderveken, Lapsus, newsletter del’acf-mp, juillet 2020, consultable en ligne.

[20] Miller J.-.A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 43, octobre 1999, p. 7-29.