Attentat en kaléidoscope \Victor Rodriguez

Six textes plus une interview. C’est le fruit du travail mené en ACF-MP dans le cadre des soirées préparatoires aux J 50 Attentat sexuel. Chacun des auteurs fait varier ce thème à sa guise : questions d’époques, productions d’artistes, expérience dans le champ de la clinique. Il en ressort un ensemble varié et rigoureux que l’interview d’Yves Vanderveken fédère.

Vous connaissez tous cet objet un peu étrange, le kaléidoscope ? C’est un jouet en forme de petit tube dont le fond est occupé par des fragments mobiles de verre coloré qui, en se réfléchissant sur un jeu de miroirs, produisent des combinaisons infinies de motifs symétriques. Au sens figuré, il désigne une succession rapide, changeante d’impressions et de sensations.

Je vais partir d’un film pour aborder le thème des prochaines journées de l’École de la Cause freudienne « Attentat sexuel ». Blue Velvet est une fiction énigmatique, réalisée par David Lynch en 1986. C’est une fiction éclatée, avec un plateau d’acteurs de premiers plans Isabella Rossellini, Kyle MacLachlan, Dennis Hopper, Laura Dern. La structure du film n’est pas simple, elle contient différentes occurrences de l’attentat sexuel.

L’histoire de Blue Velvet, c’est d’abord celle du personnage principal, un jeune homme, Jeffrey Beaumontinterprété par K. MacLachlan. Dans la scène d’ouverture du film qui se déroule dans la petite ville de Lumberton en Caroline du nord aux usa, on apprend que Jeffrey découvre dans un terrain vague une oreille humaine en décomposition au retour d’une visite qu’il vient de faire à son père hospitalisé pour des raisons sérieuses. C’est la découverte de cette oreille qui l’amène à faire un premier pas dont les conséquences seront très importantes dans son existence. Jeffrey décide de découvrir à qui elle appartient et se rend au commissariat rencontrer l’inspecteur Williams. Il fait du même coup la connaissance de sa fille, la jolie Sandy (interprété par L. Dern) qui va devenir sa petite amie.

Quelque chose intrigue Jeffrey dans cette découverte, encore que le terme de découverte ne soit pas assez puissant parce qu’il est littéralement fasciné par l’énigme de la découverte de l’oreille : à qui appartient-elle ? quel mystère renferme-t-elle ? Le contexte de cette découverte n’est pas non plus étranger à l’ambiance particulière dans laquelle baigne Jeffrey. Comme je l’ai souligné, on apprend dès le début du film que le père de Jeffrey est hospitalisé en urgence, sa vie est en danger. Lors de sa visite, Jeffrey est saisi par l’image de son père fortement diminué, appareillé et dans l’impossibilité d’articuler quelques mots. Si D. Lynch ne s’attarde pas sur cet élément, on peut faire l’hypothèse que cette scène inaugurale, appelons là « la scène du père diminué »[1] n’est pas étrangère à la suite des choses parce qu’elle introduit dans le film la connexion avec l’envers du tableau de la vie quotidienne, celui de la maison avec jardin, de la famille heureuse. C’est une connexion avec cet aspect plus sombre de la vie, une connexion avec l’envers des semblants, avec la vie qui grouille comme les insectes nécrophages sur un cadavre, c’est-à-dire la vie comme réel, soit un autre nom de la jouissance. Une dernière chose à propos de cette scène, c’est qu’elle est située par le réalisateur comme un élément logique qui précède l’apparition de l’oreille comme objet pulsionnel chu et détaché du corps, ce qui correspond à la définition que donne Lacan de l’objet a. L’oreille apparait au début comme objet en décomposition et à la fin du film comme objet rattaché au corps de Jeffrey. Le film est un trajet complexe qui part de l’objet déchet jusqu’à l’objet rattaché au corps, un trajet qui ressemble à s’y méprendre à celui de la pulsion.

Le rôle de Sandy, la petite amie de Jeffrey est important car elle lui livre les détails de l’enquête que mène son père, elle lui donne l’adresse de Dorothy Valens. Jeffrey échafaude un plan pour assouvir sa curiosité : « Il faut savoir prendre des risques dans la vie pour acquérir des connaissances et de l’expérience », dit-il à Sandy. Il parvient à s’introduire dans l’appartement de Dorothy Valens et apprend qu’elle est l’objet d’un odieux chantage de la part de Frank, le dangereux truand. Ce dernier a kidnappé son mari et son fils pour obliger Dorothy à des relations sexuelles sadiques. Le mystère de « l’oreille perdue » est dissipé lorsque Jeffrey comprend qu’il s’agit d’un acte commis par Franck sur le mari de Dorothy. Mais, malgré lui, Jeffrey s’implique dans cette affaire et ce qu’il apprend dépasse largement le cadre strict des faits liés à l’enquête.

L’attentat sexuel

La mauvaise rencontre pour Jeffrey, c’est d’être confronté au viol de Dorothy par Frank. Il regarde la scène dissimulée derrière le mobilier. Immédiatement après le départ de Frank, Dorothy et Jeffrey ont des rapports sexuels durant lesquels elle exige qu’il la frappe. Stupéfait, il consent néanmoins à mettre en acte la violence et il en est profondément déstabilisé. Ce sont les effets de cette mauvaise rencontre qui signent l’attentat sexuel pour Jeffrey.

Quels sont les effets de cette scène de viol où il est d’abord le sujet qui regarde, puis celui qui frappe ? Divisé, il se reproche d’avoir consenti aux avances de Dorothy, mais au-delà, il découvre dans cette séquence, son goût pour cette jouissance. C’est cela qui fait littéralement effraction, repérable dans une série de cauchemars et de pensées obsédantes. La scène du viol et l’implication du sujet provoque un dévoilement violent de cette jouissance d’ordinaire masquée par le fantasme. La fonction du fantasme comme masque, fiction sur ce qui du sexuel n’est pas pris dans le langage, est démantelée dans l’attentat.

Troumatisme

Le film de D. Lynch Blue Velvet scénarise, illustre, un point fondamental de l’attentat sexuel. Il met en évidence que le corps et le sexuel, ça ne va pas ensemble ! Le corps et le sexuel, ça n’est pas fait pour se rencontrer ou du moins, lorsque le corps et le sexuel se rencontrent, c’est par la modalité d’un attentat premier dont la conséquence majeure est le symptôme comme produit, fixation d’un mode de jouissance et trace de cet impossible rencontre. C’est avec le terme de troumatisme que Lacan épingle ce point nodal du non-rapport entre le corps et le sexuel[2]. Si les rapports du sexuel et du corps s’organisent autour d’un trou pour tous les parlêtres, ce trou demeure voilé par le fantasme dont c’est la fonction majeure.


Victor Rodriguez, membre de l’ECF et de l’ACF-MP.

Texte proposé dans le cadre des soirées  préparatoires aux J50, Attent(a)t sexuel, le 14 octobre 2020 à Toulouse.

[1] À la 00’2’’20 du début du film.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974, inédit. « Là où il n’y a pas de rapport sexuel, ça fait “troumatisme”. On invente ! On invente ce qu’on peut, bien sûr. »