L’intime conviction de l’abus sexuel dans un cas de paranoïa \Karine Gigaud

Six textes plus une interview. C’est le fruit du travail mené en ACF-MP dans le cadre des soirées préparatoires aux J 50 Attentat sexuel. Chacun des auteurs fait varier ce thème à sa guise : questions d’époques, productions d’artistes, expérience dans le champ de la clinique. Il en ressort un ensemble varié et rigoureux que l’interview d’Yves Vanderveken fédère.

En 1915, dans un texte nommé « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique »[1], Freud rapporte la consultation d’un avocat de renom qui l’a sollicité plusieurs années auparavant pour un avis sur un cas problématique. Il s’agit d’une jeune trentenaire décidée et procédurière qui affirme avoir été abusée par son amoureux, celui-ci aurait fait prendre par des spectateurs invisibles, des photographies de leurs ébats. Désormais il serait en son pouvoir de la couvrir de honte en montrant ces images, et de la contraindre à ne plus lui résister. Que s’est-il passé pour que l’amoureux de cette jeune femme devienne pour elle un persécuteur ? De quel abus ou attentat sexuel s’agit-il ?

Freud demandera à rencontrer cette jeune femme, elle viendra à deux reprises. Il nous la présente comme étant d’une grâce et d’une beauté peu communes. Toutefois elle n’avait pas recherché les relations amoureuses avec les hommes ; elle vivait tranquillement avec sa vieille mère, dont elle était l’unique soutien. C’est un employé du même bureau qui vient à la courtiser, il se montre insistant, elle finit par consentir à une relation avec lui et lui rend visite.

La jeune femme fait le récit à Freud de la visite à son amoureux et de ce qui pour elle a fait signe d’un abus. Alors qu’ils s’étreignent, s’embrassent et qu’il admire sa beauté en partie dévoilée, elle est effrayée par un bruit insolite, semblable à un battement. Ce bruit semble provenir du rideau devant la fenêtre. Lorsqu’elle croise plus tard dans l’escalier deux hommes qui à sa vue chuchotèrent, le bruit entendu précédemment va prendre une signification. Elle combine l’idée que l’objet enveloppé, porté par l’un de ces hommes, est un appareil photo, et que ce dernier caché derrière le rideau a photographié leurs ébats, d’où le bruit qui ne serait autre que le déclic de l’appareil photo.

Le récit se fait sans pudeur tellement la jeune femme est obnubilée par le souci que lui avait causé l’expérience qu’elle avait vécue. Freud demandera une seconde entrevue, ce cas lui apparaît en contradiction avec la théorie psychanalytique de la paranoïa. Le persécuteur devrait être du même sexe que le persécuté du fait d’une lutte contre les tendances homosexuelles.

Le second récit de la jeune femme apporte plus de précisions sur ce qui fait « trauma » et attentat. Notamment, le fait qu’il n’y ait pas eu une, mais deux visites à son amoureux. Elle néglige cette première visite dans son entretien à Freud, car la première rencontre et les premiers rapports sexuels ne donnent pas lieu à des préoccupations.

Ce qui va faire trauma selon elle, c’est une scène à laquelle elle assiste sur son lieu de travail le lendemain de la première rencontre : son amoureux échange à voix basse avec sa vieille supérieure hiérarchique, naquit à ce moment-là, la certitude qu’il lui donnait communication de l’aventure de la veille. Elle, qui se considérait comme la petite préférée de cette vieille dame, dont les cheveux blancs lui rappellent ceux de sa mère, se sent aussitôt trahie.

Freud interprète ainsi le cas : le puissant lien sentimental à la mère vient à peser lorsque sa libido vient à tendre vers l’homme, et la mère devient l’observatrice hostile, incarnée dans cette scène par la supérieure hiérarchique comme substitut maternel. L’homme devient le persécuteur par le biais de la mère. Freud met en avant l’origine narcissique du choix d’objet homosexuel et confirme alors sa théorie de la paranoïa.

Pour ce qui est de l’attentat sexuel, ce n’est pas tant la scène entre son amoureux et la directrice que l’éprouvé d’un désir sexuel dans son corps qui fait attentat. La fixation narcissique à l’objet maternel rend cette irruption de jouissance inconciliable pour le moi. Cet éprouvé est rejeté par le moi et revient du dehors par un bruit fortuit que Freud met en lien avec le battement du clitoris.

L’éclosion du délire rend compte de la défense d’aimer un homme et signe l’attentat sexuel. La logique du délire se déploie de la perplexité vers une signification personnelle face à l’événement sexuel. Cette signification personnelle prend forme avec la scène de l’amoureux et la directrice.

L’enseignement de Lacan va nous aider à éclairer cette scène. Lacan étudiera la paranoïa comme une fixation au stade du miroir, où la relation à l’objet est à situer sur l’axe imaginaire a – a’. La jeune femme est dans une relation en miroir[2] à sa mère, et ce lien est déplacé de la mère sur la supérieure hiérarchique. La jeune femme est la préférée de sa mère, puis de sa directrice. Tant qu’elle est à cette place, tout va bien. Au bureau, l’homme aimé vient s’insinuer entre les deux femmes, et cela va donner forme au délire : l’amoureux et la supérieure conspirent contre elle.

L’effraction que constitue la scène entre l’employé et la directrice produit une dissolution imaginaire, l’image du corps ravissante, qui donnait une consistance au corps, devient dorénavant ravissable[3]. « Ce qui vous enveloppe, nous dit Jacques-Alain Miller, c’est […] l’image que l’autre pose sur vous, dont il vous habille »[4]. Elle est la préférée de sa mère, de sa supérieure et de l’employé. Tout cela chute avec la scène entre l’employé et la directrice, l’image de la préférée lui est ravie.

Dans le délire, il y a l’idée d’un rapt de son image par l’aimé dans le but de la couvrir de honte. J.-A. Miller nous dit que : « Dans l’Autre est un regard dont je ne sais pas comment il me situe ni ce qu’il fait de moi. »[5] Le délire est une réponse dans le réel à cette énigme qui se pose à elle depuis la première rencontre sexuelle. L’attentat sexuel révèle l’effraction qu’est l’Autre pour elle, l’image de la femme préférée vient à se briser et vient alors à sa place celle de la prostituée, effet du pousse-à-la-femme.


Karine Gigaud, membre de l’ACF-MP.

Texte proposé dans le cadre des soirées  préparatoires aux J50, Attent(a)t sexuel, le 23 septembre 2020 à Toulouse.

[1] Freud S., « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique », Névrose, psychose et perversion », Paris, puf, 1999, p. 209-218.

[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, p 101.

[3] Cf. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 191-197.

[4] Miller J.-A., « Le corps dérobé », La Cause du désir, Paris, Navarin, n° 103, novembre 2019, p. 31.

[5] Ibid., p. 34.