Passer de rêves en rêves \Correspondance avec Pascal Rambert

Nous écrivons souvent à Pascal Rambert. Toujours il nous répond. Immanquablement nous sommes amenés ailleurs, comme déplacés par la liberté et la souplesse de sa parole.

Pour sûr, notre correspondance avec le metteur en scène est un trésor !

 

Nouage — Tu dis que ce qui te fait commencer à écrire une pièce, c’est l’envie d’écrire pour des acteurs précis (leur tessiture, leur rythme, leur corps). Pour présenter la pièce Répétition[1],avec Emmanuelle Béart, Denis Podalydès, Audrey Bonnet, et Stanislas Nordey, tu écris : « Nous nous transmettons des rêves nous emboîtons nos rêves les uns dans les autres je suis issu du rêve de Denis qui lui-même est issu du rêve d’Emmanuelle qui elle-même est issue du rêve d’Audrey nous sommes chacun des habitants du rêve de l’autre nous croyons vivre dans le monde réel mais nous vivons notre vie nous la passons dans le rêve des autres… » Est-ce que le « rêve » dont tu parles là, c’est une « façon de parler », de quoi s’agit-il ?

Pascal Rambert — non c’est vraiment l’endroit de la rêverie ou de la rêvasserie d’habitude ce terme est péjoratif pour moi il ne l’est pas je rêvasse tout le temps et donc je passe du temps avec des êtres qui ne sont pas à côté de moi physiquement qui sont loin par exemple quand j’écris une pièce et que c’est le soir à Tokyo et que j’écris un chapitre dans Répétition par exemple j’envoie en pleine nuit un sms à Audrey ou Stan en disant je suis en train d’écrire ton texte donc je passe du temps avec eux ils sont à Paris je suis à Tokyo mais je suis avec eux par la rêvasserie de l’écriture ils sont là c’est cela que je veux dire quand je parle de rêve on pense les uns aux autres on vit dans la vie de l’autre où on rêvasse j’aime beaucoup ça cette autre vie hors de la pénible vie sociale

Nouage — Le rêve : ça t’endort ou ça te réveille ? En fais-tu usage dans ton travail ?

Pascal Rambert — les rêves que je fais je ne m’en sers pas a priori j’en fais beaucoup beaucoup mais ils ne sont pas pourvoyeurs d’équilibre pour moi j’ai l’écriture qui m’équilibre et qui est un rêve maîtrisé un rêve que je produis que j’organise c’est très agréable ce rapport de construction de projection de zone où je sors pendant la journée où je ne suis pas censé rêver et être dans les relations sociales pénibles cette zone diurne où je peux rêver donc projeter en toute impunité au milieu des autres ça serait un peu ça écrire être au milieu des autres en pleine journée et projeter un rêve maîtrisé en soi et lui donner une forme avec son MacBook

Nouage — Dans votre travail il y a, je trouve, une dimension ultra concrète, le mot précis, le geste juste, très ancré, incarné. Le rêve avec sa dimension elliptique, à décrypter, se jouant dans les coulisses ou sur une autre scène, peut-il avoir une place dans vos créations ? Je trouve que votre travail va à l’envers du rêve, dans le sens où dans vos textes, tout est là, tout est donné jusque dans les moindres recoins de l’événement. Alors que le rêve est en attente, incomplet. Qu’en dites-vous ?

Pascal Rambert — je suis d’accord j’ai une sorte de folie de névrose du tout dire comme un meurtrier qui devrait entièrement nettoyer la scène de crime dans chaque recoin de la maison j’écris en allant dans chaque recoin

clôture de l’amour[2]répétition sont faites ainsi par exemple sinon sur des pièces plus récentes comme mont vérité[3] ou la prochaine dreamers[4] comme le dit son titre est élaboré à partir des rêves réels des interprètes à qui j’ai expliqué que Montaigne se faisait réveiller pour noter ses rêves j’ai fait ça longtemps j’ai des cahiers remplis de rêves des années quatre-vingt et quatre-vingt dix après j’ai arrêté mais eux m’ont envoyé leurs rêves écrits retranscrits et aussi je leur ai demandé de s’enregistrer au milieu de la nuit ou au matin au sortir du rêve avec leur IPhone ça donne des paroles extraordinaires un langage fou parfois inaudible pas loin du début des enregistrements au siècle dernier c’est fantastique c’est une parole qu’on n’entend jamais et qui n’est pas dirigée comme sous hypnose c’est du pur inconscient capté sur IPhone c’est merveilleux

Nouage — Dans Mon cœur mis à nu[5] lorsque vous parlez des rêves vous dites : « qu’ils passent directement dans l’écriture ».Vous précisez : « sans que mon inconscient m’en informe […] c’est un deal qui a été passé en mon absence et j’aime bien ».On retrouve cette idée lorsque vous dites que dans la haute enfance vous étiez rêveur, comme absent à vous-même car appartenant encore à l’autre (vos parents). Vous ne semblez pas froissé par ce vivant agissant en toute indépendance mais plutôt en faire usage. C’est votre avis ?

Pascal Rambert — oui c’est formidable cette chose toutes ces choses qui se passent sans que j’en sois informé ou que je le dirige etc il y a des mouvements qui se passent sans moi qui m’enrichissent sans que j’ai besoin de faire quoi que ce soit c’est de l’imprimerie gratuite et après oui bien souvent je lis ce qui a été imprimé et cela c’est aussi le travail de l’écriture

Pascal Rambert, né en1962 à Nice, est un auteur, metteur en scène et directeur de théâtre. Il est également réalisateur et chorégraphe, Chevalier des Arts et des Lettres (Wikipedia).

[1]Rambert P., Répétition, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2014.

[2]Rambert P., Clôture de l’amour, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2017.

[3]Rambert P., Mont Vérité, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2000.

[4]Pascal Rambert crée avec la promotion 10 de l’École du Théâtre National de Bretagne Dreamers, spectacle qui clôturera leurs trois années de formation et qui sera présenté en avant-première de la création au Festival tnb 2021.

[5]Rambert P., Mon cœur mis à nu, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2019.