De l’insulte à l’invention des gros mots, une féminisation de la langue ? \Cécile Guiral

Matthias et Maxime de Xavier Dolan, Ciné-débat à Albi \Pascale Rivals

Xavier Dolan a un goût pour le vivant de la langue et son impact, pour la parole adressée qui nous dépasse, loin du matérialisme de la communication. Et nous, nous avons un goût pour Dolan et pour l’échange.

Sandy Claise et Cécile Guiral ont introduit le Ciné-débat du 7 octobre 2021 à la Scène Nationale d’Albi. Elles ont noué ce qui les a percutées dans le film Matthias et Maxime[1], les questions des prochaines Journées de l’École de la Cause freudienne et le vivant du Cartel.

[1] Dolan X., Matthias et Maxime, film, Canada, 2019.


T’écoutes jamais quand on parle !

Lâche-moi esti de fif[1] !

T’es fendant[2] !

Ta yeule[3] !

Crisse de laid !

C’est toi l’ostie de malade !

Face de plotte !

Mes enfants de chiens préférés !

Ta gueule ostie d’attardé sale !

Ta mère est tellement grosse que son patronus[4], c’est un burger king.

Pendant que t’écris ton ostie de thèse de marde, nous autres, on s’est trouvés des vrais jobs.

Manger la yeule grande ouverte comme un fucking cochon, ça vient avec le forfait je m’habille comme rock voisine.

Oh ! les gars, c’est quoi cette odeur-là vous sentez ?

Non, c’est juste l’odeur de Matt qui perd un bet[5].

Dans le film Matthias et Maxime, le franc-parler québécois fuse ; il s’agit d’une langue privée, propre à cette bande de copains[6]. Xavier Dolan n’a pas cherché à encadrer ou caricaturer telle ou telle communauté de langage, mais plutôt à faire entendre une langue singulière. Il en parle ainsi : « C’est une langue appauvrie, truffée d’anglicismes, on sent les lacunes de cette langue. Un mot utilisé à la place d’un autre. On entend parler des gens comme dans la vie, j’ai besoin de sentir que les personnages sont vrais, réels. On parle toutes sortes de français, la langue est en train de bouger. »[7]

Les gros mots, les taquineries portent sur une part de l’Autre, manquante ou dérangeante. L’avoir ou l’être sont pointés comme faisant défaut au sujet. Elle vise la mère, l’orientation sexuelle, le manque de tenue à table, la langue trop soutenue… À l’insu de celui qui l’énonce, l’insulte met à jour ce qui dérange, une particularité de l’autre qui est rejetée. L’insulte ne prend pas valeur d’insulte tant qu’elle reste dans le groupe d’amis, c’est de bonne guerre. Dans le film, se taquiner c’est avoir de la répartie et, avoir de la répartie c’est faire partie du groupe de copains. Les gros mots échangés entre amis ne sont pas de l’ordre de l’insulte.

Bénédicte Jullien, psychanalyste de l’École de la Cause freudienne, distingue[8] dans le film Gran Torino de Clint Eastwood, l’insulte du gros mot : « Le gros mot s’échange entre membres d’une même communauté de langage, d’un même clocher. S’il n’est pas partagé avec celui à qui on s’adresse on est du coté de l’insulte. L’insulte serait plutôt du côté du mépris », visant inconsciemment à faire mal. De l’autre coté, « le Witz, le mot d’esprit, serait plutôt une création dans la langue commune » qui fait rire, pour « se reconnaître comme faisant partie de cette communauté ». Au début du film de X. Dolan, les échanges de gros mots produisent, une joute verbale. Cette joute donne du corps, un rythme au film, tel un slam bien préparé entre copains. Côté spectateur, nous sommes presque perdus, hors champ de cette langue très intime, nous avons du mal à suivre. Dans ce petit jeu, chacun tente d’avoir le bon mot, de le glisser à bon escient. Il faut une certaine habitude, bien se connaître et une certaine finesse pour placer sa réplique, au bon moment. Avoir cette répartie c’est être reconnu, faire partie de cette communauté. À l’inverse, un peu plus loin dans le film, Matthias dit à Maxime : « ta gueule la tache ! » Il atteint un point qui touche à l’être. Matthias, perturbé par les sentiments que Maxime anime chez lui, rejette ce point qui se voit chez Maxime, qui le regarde en quelque sorte : la marque de sa singularité profonde, sa tache. Il rejette ce qui se voit, la tache, pour atteindre ce qui ne peut se dire, l’invisible. Cet instant arrête l’ensemble du groupe, les corps se figent.

Lacan écrit que : « L’insulte, si elle s’avère par l’έπος être du dialogue le premier mot comme le dernier (conféromère), le jugement de même, jusqu’au “dernier”, reste fantasme, et pour le dire, ne touche au réel qu’à perdre toute signification »[9]

Jacques-Alain Miller reprenant les mots de Lacan, explique que l’insulte est une manière d’atteindre cette part de l’autre qui nous échappe, foncièrement différente de nous-mêmes, étrangère à nous-mêmes. « Lacan dit très bien que l’insulte est le premier mot et le dernier mot du dialogue. C’est dans l’insulte que le langage porte à conséquence. C’est l’insulte qui vous fait réagir. Et le droit s’en mêle aussi, parce que quand vous insultez quelqu’un, il y a de la diffamation dans l’air. On n’a pas le droit de diffamer. L’insulte, c’est l’effort suprême du signifiant pour arriver à dire ce qu’est l’autre comme objet a, pour le cerner dans son être, en tant justement que cet être échappe au sujet. Il essaye de l’obtenir par une flèche. »[10]

Féminisation de la langue

X. Dolan nous fait entendre la diversité des niveaux de langues, il constate à la fois l’appauvrissement du langage des jeunes et son côté vivant. Dans son film, il fait une place à chaque langue intime, comme à chaque personnalité. X. Dolan s’intéresse à la langue, celle qui se parle dans la vie, entre nous, au bavardage des femmes, aux niaiseries qu’on se dit ; cela fait le sel et la vie de ses films. Puis il y a les corps, les regards qui disent autre chose. X. Dolan choisit une manière de filmer, où la caméra est très proche des acteurs, il met en relief les arrières-plans pour faire sentir « ce qui se dit derrière ce qui s’entend »[11].

Antoni Vicens fait l’hypothèse : « qu’une langue qui se décompose a pour effet de féminiser les rapports humains et de produire une communauté de jouissance, nécessairement hors la loi, puisque ce “hors-la-loi” est la condition de la création. Il soutient que Lacan “considère les femmes, plus exactement la jouissance féminine, à l’origine de l’unité des langues.” »[12]

Nous pourrions nous demander, en quoi, les films de X. Dolan font apparaître quelque chose de cette féminisation de la langue. Lalangue de cette bande de copains produit une invention, une création de mots, d’expressions. Une langue qui viendrait défaire un peu la norme mâle, celle incarnée par la langue de Matthias qui défend le bien-parler, finit les phrases des autres, emploie le bon mot. Pour obtenir ce relief, cher à X. Dolan, nous avons besoin des deux, la langue qui fait norme et celle qui s’invente et qui bouge, une langue vivante.


Cécile Guiral, psychologue clinicienne.

[1] Esti, ostie, fif sont des insultes vulgaires, homosexuelles.

[2] Fendant : pédant, prétentieux, chiant.

[3] Ta yeule : ta gueule.

[4] Totem des personnages dans Harry Potter.

[5] Bet : pari.

[6] Intervention à la soirée ciné-débat – Matthias et Maxime de Xavier Dolan – dans le cadre des soirées préparatoires aux J 51 La norme mâle, 7 octobre 2021 à Albi.

[7] « Xavier Dolan, ma vie, mes amours », La Grande Table par Olivia Gesbert,France Culture, 14 octobre 2019.

[8] Fétiches les vidéos des J51, Fétiche 1 – Gran Torino par Bénédicte Jullien, disponible en ligne, (https://journees.causefreudienne.org/fetiches/)

[9] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001 p. 487.

[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 6 décembre 1989, inédit, disponible en ligne, (https://jonathanleroy.be/wp-content/uploads/2016/01/1989-1990-Le-banquet-des-analystes-JA-Miller.pdf)

[11] Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 449 : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. »

[12] Vicens A., « Lacan un mode de jouissance » in Brousse M.-H. (s/dir.), La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015, p. 176-177, cité par Tartavel F., in « Lacan, les femmes et lalangue », Hebdo-Blog, n °188, 15 décembre 2019.