Apprivoiser la pulsion \Laure Vessayre

Six textes plus une interview. C’est le fruit du travail mené en ACF-MP dans le cadre des soirées préparatoires aux J 50 Attentat sexuel. Chacun des auteurs fait varier ce thème à sa guise : questions d’époques, productions d’artistes, expérience dans le champ de la clinique. Il en ressort un ensemble varié et rigoureux que l’interview d’Yves Vanderveken fédère.

Un repas du soir comme un autre dans une famille d’accueil, enfants et adultes conversent de manière paisible, quand soudain Maxime, onze ans, évoque d’un ton tout aussi tranquille des actes sexuels entre plusieurs enfants lors d’un après-midi de jeux, on l’a « forcé » dit-il. Sidération à table.

Une soirée en famille d’accueil : coup de sonnette, à la porte, deux policiers chargés de retirer de sa famille d’accueil Léon, quatorze ans, pour l’amener au CDEF[1], la petite fille accueillie avec lui s’est plainte qu’il venait dans son lit le soir…

Un retour de week-end : Sacha, douze ans, parle à son assistante familiale de son séjour au domicile parental, il exprime sa colère et son énervement à l’égard de son cousin qui « met la main sur son sexe ».

Coup de tonnerre en famille d’accueil lorsqu’elle apprend que Tom, le jeune adolescent de treize ans qu’elle accueille depuis son plus jeune âge, a des relations clandestines avec un homme rencontré sur un site de rencontres…

Désarroi d’une assistante familiale quand la jeune fille de seize ans qu’elle accueille, Jeanne, l’informe qu’elle a eu ses premières relations sexuelles, non protégées de surcroit…

Voici quelques scènes de la vie quotidienne vécues par plusieurs assistantes familiales, où se dénudent des visages du sexuel : un premier émoi, une première fois, des jeux ou rencontres sexuelles, mais aussi des abus, dans lesquelles les questions de consentement se posent.

Le récit de l’attentat fait tsunami pour ces familles, certes à la puissance variable, mais où à chaque fois les retentissements ont été percutants et pas sans conséquences. Précisons qu’autour de ces enfants gravitent un certain nombre d’institutions : les organismes de placement, les institutions de soins, les structures sociales et leurs administrations, les services de police et de justice et bien sûr les familles biologiques. Ces institutions se retrouvent sens dessus dessous, noyées sous la déferlante sexuelle…

Panique donc autour des enfants ; certains sont retirés de la famille d’accueil par la police ou leurs familles, les assistantes familiales tremblent, elles risquent aussi leurs agréments… L’enjeu est de taille. Avec un double retentissement subjectif : sur chacun des adultes en responsabilité, et sur les enfants, celui visé par les actes ou la plainte, celui qui est abusé, sans oublier le/les compagnons d’accueil…

Pour des raisons de confidentialité, nous ne déplierons pas les cas ici, mais tentons de poser quelques repères et de faire boussole dans la lecture de ces évènements.

Ils se déroulent en famille d’accueil, espace proposé à un enfant quand l’Autre parental défaille ; cet accueil nécessite l’accord des familles, un certain consentement finalement (hormis les placements justice) à ce que leur enfant grandisse dans un environnement autre, dit secure, et voilà le sexuel qui surgit de façon inattendue, imprévisible venant rompre le tacite contrat… C’est alors un déchainement de passions, de peurs, de craintes autour de l’enfant qui redevient l’objet d’un Autre déchainé, celui même que le placement avait pour mission de tenir à l’écart. Premier hiatus.

Nous savons que les modalités du surgissement du sexuel ne sont pas sans inquiétudes chez l’enfant et le jeune, qui peut se sentir en déroute devant cet indicible, et pas sans angoisse chez l’assistante familiale qui se trouve en première ligne pour en accueillir les multiples effets tout en étant elle-même submergée par l’écho de la sexualité dans son propre corps et par le réveil des liaisons inconscientes du sexuel qui viennent faire vibrer son symptôme… Nombre d’accueillants témoignent de la venue de la sexualité chez les enfants, celle-ci les bousculent, les dérangent mais aussi les chavirent parfois jusqu’à remettre en question les années passées avec l’enfant, parfois jusqu’à mettre un terme à l’accueil familial. Du simple embarras à la catastrophe subjective pour chaque membre de la maisonnée…

L’abord du sexuel en institution qu’elle soit soignante ou familiale, est toujours épineux, comme l’écrivait Freud dans ses Trois Essais à propos des éducateurs « qui poursuivent comme “vices” toutes les manifestations sexuelles de l’enfant, sans pouvoir faire grand-chose contre elles »[2]. La question n’est pas nouvelle et plonge dans les mêmes passions et affects les professionnels lorsqu’ils s’y trouvent confrontés tant il n’y a pas de réponse universelle à disposition : comment traiter les percées du sexuel ? Comment en lire les manifestations ? (du jeu de la découverte des sexes à l’abus ?)

Freud l’a martelé, « le nouveau-né, en vérité, vient au monde avec de la sexualité »[3], la pulsion est là, il reconnait rapidement « la régularité d’une pulsion sexuelle durant l’enfance »[4], elle circule, cherche par tous les moyens à se satisfaire et il faut tout l’édifice de digues psychiques pour la contenir et l’élever vers des buts plus nobles (cf. la sublimation). Nous savons aujourd’hui l’articulation précieuse de la pulsion sexuelle avec le désir de savoir, un nouage subtil mais ô combien boiteux… Car la pulsion contraint le sujet, qui se trouve piégé dans l’exigence pulsionnelle insatiable.

Il s’agit en quelque sorte d’apprivoiser la pulsion, elle, la sauvage, l’indomptable, rétive à tout enfermement, par la prise de la langue sur le corps.

Car quand la pulsion franchit les lignes, elle submerge le sujet, elle fait effraction… et il se produit un étonnant phénomène : cette sexualité, pourtant là depuis toujours, (des premières sensations aux premiers émois corporels par le biais des pulsions partielles…), que nous pourrions qualifier de familière car intime au sujet, et bien lorsqu’elle se dévoile, elle est autre, hors corps, tant son impact sur le corps, sur l’organe, fait effraction, elle est alors éprouvée comme extérieure au sujet, et – Lacan nous a éclairé – se dévoile alors la jouissance, une jouissance étrangère.

C’est avec cette jouissance que le petit sujet a affaire.Dans chaque événement du sexuel, il y aura à tenter d’en lire les impacts, de ce qui est aux commandes (ce qui pousse le sujet vers l’autre, des pairs, un autre plus jeune ou plus âgé…).

Le sexe reste toujours radicalement autre pour le sujet, c’est ce qui le rend si traumatique. Ne pouvons-nous pas en lire cet impact dans la voix de Maxime qui témoigne avec le plus grand détachement du surgissement du sexuel, localisé à l’extérieur, comme une chose autre, indépendante et anéantissante à la fois. C’est aussi ce qui le rend si farouche, impossible à saisir avec des mots, car il n’y a pas de rapport sexuel. À l’image de l’organe qui bouge et sur lequel le petit d’homme va tenter de donner du sens, le risque est grand dans les cas cités de donner du sens à l’impensable, à l’innommable… là ou précisément aucune coordonnée signifiante n’existe pour nommer l’avènement du sexuel, au risque de laisser le petit sujet dans la solitude de la jouissance. « La malédiction sur le sexe »[5] dira Lacan, nous donnant une boussole, aller vers la réponse du sujet à l’énigme sexuelle.

Dans la lecture des arguments préparant les 50e journées de l’ecf, un point a particulièrement retenu mon attention, il est extrait de l’argument de Laurent Dupont qui déploie l’emploi du signifiant attentat à partir du cas Emma. Il nous rappelle l’enseignement freudien à savoir la double facette de l’attentat, tant sur celui/celle qui porte atteinte au corps du sujet que sur le sujet lui-même. L. Dupont ponctue que : « c’est le sexuel en lui-même qui est un attentat, qui est traumatique de n’être inscrit nulle part dans l’être humain comme instinct ». D’où la question : « Où se situe vraiment ce qui fait attentat ? »

Pour les enfants et les assistantes familiales, qu’est-ce qui fait finalement attentat sexuel ? Se présente-t-il sous les traits de la victime et/ou de l’agresseur ? Pouvons-nous repérer une logique au surgissement de la sexualité ? Et pour quels retentissements ?

Si le sexuel reste insaisissable, c’est néanmoins prise dans les signifiants de l’Autre, dans les multiples visages de la demande que la jouissance peut s’unifier et ainsi se canaliser.

Claude, assistante familiale, qui accueille aujourd’hui Maxime, m’explique la perplexité de cet enfant, les matins devant son sexe en érection : « il ne sait pas où il en est, il a des pulsions qu’il ne peut pas gérer, ça occupe très fortement son esprit, je crois qu’il ne comprend pas du tout ce qui se passe. » Mais Maxime commence de poser des questions : « Pourquoi on se promène pas tout nu ? », « Pourquoi il faut fermer la porte de la salle de bains ? », « Tu connais les tests de grossesse ? » et Claude tente d’y répondre non sans embarras. Voilà la question qu’elle m’adresse : « Comment gérer les pulsions de Maxime au niveau de ses traits autistiques ? »

Alors, avec Claude, tentons de saisir les conséquences du traumatisme de la pulsion pour chacun et essayons de tenir compte du réel auquel chacun se confronte.


Laure Vessayre, membre de l’ACF-MP.

Texte proposé dans le cadre des soirées préparatoires aux J50, Attent(a)t sexuel, le 14 octobre 2020 à Toulouse.

[1] CDEF, Centre Départemental de l’Enfance et de la Famille.

[2] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 102.

[3] Freud S., La vie sexuelle, Paris, puf, p. 9.

[4] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 94.

[5] Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 50.