Pourquoi la haine ? — 3 — \Dalila Arpin

Ma rencontre avec la haine

Bercée dans la tradition émanée de l’expression : aime ton prochain comme toi-même, la haine m’était assez étrangère. Selon cette idée, comme nous le savons, l’être humain est naturellement bon. Et j’y avais cru. Il va sans dire que cette maxime me maintenait dans une très grande naïveté et me faisait croire à l’Autre comme foncièrement bon. La rencontre avec la psychanalyse est, heureusement, intervenue pour me montrer que la nature humaine était bien plus complexe et que le parlêtre est aussi bien enclin au bien qu’au mal, surtout au mal.

Dans une performance réalisée en 1974, Marina Abramovic[1] s’installe entourée de soixante-douze objets différents que chacun peut utiliser sur l’artiste comme il le désire : une lampe, une flûte, des bougies, du pain, de la peinture, des fleurs, des plumes, mais aussi, des chaînes, des sangles, des épines, des lames de rasoir, un couteau, voire un revolver. Les passants ont le droit de se servir de ces objets sur le corps de l’artiste. La constatation est sans appel : si au début le public l’embrasse, met des fleurs dans ses mains, fait des photos avec elle, il finit par se servir des objets pour agresser le corps de la jeune femme. « Le public arracha ses habits, enfonça des épines dans sa chair, zébra sa gorge d’un rasoir »[2]. Et le galeriste devra interrompre la performance en disant que les six heures sont écoulées, avant qu’un homme appuie sur la gâchette d’un revolver qu’il venait de charger.

Dans le chapitre consacré à l’amour du prochain, Lacan pointe le fait que « si nous continuons de suivre Freud dans un texte comme le Malaise dans la civilisation, nous devons formuler ceci, que la jouissance est un mal. […] parce qu’elle comporte le mal du prochain »[3].

Ce passage s’appliquait en tous points à mon cas : « Ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la méchanceté, à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté. […] L’homme essaie de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. »[4]

Ainsi, j’ai été plagiée et des personnes malveillantes se sont appropriées de mes biens. Ma gentillesse m’a valu également de me faire dire des propos ouvertement agressifs, car« toi, on peut tout te dire », m’avait rétorqué une connaissance. Si j’ai eu une enfance heureuse, sans soucis d’ordre matériel ni affectif, il est pertinent de dire que je vivais dans un conte de fées.

Lors de la lecture de la biographie de Lacan, écrite par Élisabeth Roudinesco[5], il y eut aussi la découverte que la haine pouvait être une passion susceptible d’animer quelqu’un très longtemps. Se donner autant de peine pour recueillir le matériel nécessaire à une étude semblable, en étant animée par la haine, était quelque chose qu’avec les lunettes de ma névrose, je ne pouvais imaginer.

L’ennemi intime

Mais je n’avais nullement besoin de l’autre : l’ennemi était pour moi intime. Un surmoi hyperdéveloppé faisait de moi une fille morose, qui n’était jamais satisfaite de ses performances intellectuelles. Dès lors, mon rapport au travail a été soumis aux impératifs surmoïques. Ce n’est qu’avec l’analyse que j’ai trouvé une nouvelle façon de travailler, plus en accord avec la cause de mon désir. J’ai pu alors renouer autrement travail et savoir.

Travail et savoir

Enfant, j’étais en prise directe avec le travail scolaire, mis en valeur par le discours d’une mère professeur. Adulte, le travail comme analyste en a pris le relais. Travailleuse acharnée, je l’étais dans le but d’obtenir un savoir susceptible de me donner la réponse à la question : « Qu’est-ce qu’une femme ? » Mes recherches ont débuté avec la lecture d’un manuel de judaïsme. À douze ans, ma mère me trouve dans la bibliothèque de notre appartement en train de lire le chapitre« Sexualité féminine ». En m’invitant à quitter ma lecture, elle me lance : « Tu es un rat de bibliothèque ! » Mon plus-de-jouir est ainsi nommé et j’en suis ravie. C’est la première interprétation de ma vie. Cependant, la réponse que je trouve est trouée. La femme doit obéir à son mari et je me dis : « Ça ne doit pas être ça, je continuerai à chercher plus tard ». En effet, la recherche se poursuit à ma jeunesse avec la psychanalyse. Tout en croyant me rebeller contre l’interdiction maternelle, je ne faisais qu’obéir à une loi obscure, celle du surmoi, qui m’ordonnait de faire encore un effort. Ma façon de travailler était prise dans les rets du symptôme.

Bien des années après avoir commencé mon analyse, il y a eu une interprétation princeps qui mettait en relief le lien entre ma position subjective et la jouissance : « C’est votre morosité », avait dit l’analyste, en réponse à ma question de pourquoi je ne pouvais pas être heureuse. J’ai pris quelques années pour entendre cette interprétation. C’était mon je ne veux rien savoir. D’où le fait qu’au moment où l’interprétation est effectuée, je ne cherche même pas le mot dans le dictionnaire, malgré mon goût affiché pour ce type de livres, en bonne hystérique qui se respecte. C’est un mot nouveau qui me permet de nommer le symptôme analytique.

La plainte de ne pas pouvoir être heureuse revenait dans ma cure de façon récurrente. Elle ne cessait pas de s’écrire. Quelques années après, l’analyste fait un petit rappel : « C’est votre petite musique ». Cette fois-ci, je l’entends. Il y a, dans cette phrase, une allusion à une autre prononcée par ma mère lors de mon enfance : « Tu n’as pas d’oreille pour la musique ». Une parole qui avait eu pour moi la valeur d’une marque, à laquelle je m’étais attachée, pour développer le goût des langues, en compensation de mon défaut musical. Mais c’était aussi la raison pour laquelle, je ne pouvais pas dormir, me berçant de chansons tristes. L’interprétation de l’analyste touche, en l’occurrence, le symptôme. Elle pointe la jouissance qui est en jeu et non pas le sens.

Une voix ancienne, pas la mienne[6]

« Communément, le sujet produit la voix. Je dirai plus, dit Lacan dans le Séminaire Le désir et son interprétation, la fonction de la voix fait toujours intervenir dans le discours le poids du sujet, son poids réel. La grosse voix, par exemple, est à faire entrer en jeu dans la formation de l’instance du surmoi, où elle représente l’instance d’un Autre se manifestant comme réel. »[7]

Travailler me rendait morose : ce n’était jamais bien, ni comme il fallait, sans parler des résultats que j’évaluais à la lumière de ma vérité menteuse. L’opération effectuée par l’analyse m’a permis d’alléger la chape de plomb qui pesait sur le travail, de le faire passer d’instrument de torture, à un moyen du plus-de-jouir. Le savoir triste qui s’y était associé, est devenu gai savoir. Les mots de Lacan dans « Télévision » sont appropriés pour bien le dire : « À l’opposé de la tristesse, il y a le gay sçavoir, lequel est, lui, une vertu. Une vertu n’absout personne du pêché »[8]. Lacan joue avec l’homophonie de savoir et ça, pour mettre en valeur que la pulsion est concernée. Pas de gai savoir qui ne soit pas incarné. Depuis, j’accomplis mes tâches sérieusement mais avec une légèreté, qui n’est plus insupportable, comme le titre du roman de Kundera[9], mais très appréciée. La satisfaction liée à mes travaux est au rendez-vous.

Une véritable réconciliation avec ma jouissance a eu lieu et, depuis, je ne suis plus l’objet de ma propre haine.

Conclusion

L’étude de la haine, en tant que passion de l’être, n’est pas sans évoquer pour nous la catégorie de l’Autre, dont Lacan parle dans son dernier enseignement. Dans « L’étourdit », on peut lire : « Ce qu’on appelle le sexe (voire le deuxième, quand c’est une sotte) est proprement, à se supporter de la pastoute, l’Eτερoç, qui ne peut s’étancher d’univers. Disons hétérosexuel par définition, ce qui aime les femmes, quel que soit son sexe propre. Ce sera plus clair. »[10] Autrement dit, le sexe implique nécessairement la présence de l’Autre. Même dans les pratiques masturbatoires, le sujet se prend lui-même comme autre. Mais cette remarque de Lacan va encore plus loin. Il se démarque de Simone de Beauvoir qui parlait de deuxième sexe, pour dire que le sexuel s’adresse toujours à l’Autre. Il n’y a pas de premier sexe ni de deuxième. Le sexe est l’Autre sexe, aussi bien pour les hommes que pour les femmes.

L’hétéros est ce qui ne rentre dans aucun univers, dans aucun ensemble. La grande originalité de Lacan, par rapport à Freud, a été de donner une conception nouvelle du féminin, celle de définir les femmes comme pas-toutes, c’est-à-dire, celles qui ne constituent pas d’ensemble. Une femme est pas-toute corrélée au phallus. Elle est liée au phallus et en même temps, il y a quelque chose en elle qui lui échappe. D’où l’idée que l’hétéros sème la discorde, voire le désaccord. Le féminin ne rentre pas dans les cases. Lorsque l’homme ne s’adresse pas à la femme en tant qu’Autre, mais qu’il veut la faire rentrer dans son univers masculin, il reste rivé dans son univers d’homme, dans son univers homosexuel. C’est pourquoi Lacan dit : « l’hétéros […] à s’y embler […] érige l’homme dans son statut qui est celui de l’hommosexuel »[11]. Et cela qu’il soit homosexuel ou hétérosexuel. Il ne s’agit pas ici d’orientation sexuelle réelle, mais d’une image dont Lacan se sert pour dire que quel que soit l’orientation du sujet, il importe qu’il puisse être en contact avec l’être de l’Autre en tant qu’Autre, et non pas qu’il tente de le résorber dans le régime de l’Un. Car, l’Autre ou hétéros, dans la mesure où il est cet étranger au sujet, peut apparaître comme menaçant. Faute de pouvoir accepter l’hétéros chez la femme, un homme peut devenir violent. Mais la violence qui vise l’élimination de l’Autre ne se manifeste pas seulement avec les femmes.

Il y a aussi l’altérité à soi-même qui habite chacun de nous, comme le rappelle J.-A. Miller dans « Extimité »[12],« la tolérance ou l’intolérance à la jouissance de l’Autre » prend ses racines dans l’idée qu’il « me dérobe la mienne »[13]. « Pour notre part, nous savons que le statut foncier de l’objet est d’avoir toujours été dérobé par l’Autre. Ce vol de jouissance, nous l’écrivons (), le mathème de la castration. Si le problème a des allures d’insoluble, c’est que l’Autre est Autre à l’intérieur de moi. La racine du racisme, c’est la haine de sa propre jouissance. Il n’y en a pas d’autre ─ si l’Autre est à l’intérieur de moi en position d’extimité, c’est aussi bien ma haine propre. »[14]

Anaëlle Lebovits-Quenehen le souligne dans le numéro consacré à la haine de la revue Le diable probablement : « le sujet peut se dérober à traiter cette altérité à soi-même et il se haïra alors lui-même de ne pouvoir s’y confronter, quitte à se mettre à en haïr d’autres pour localiser en eux la haine qu’il s’inspire »[15].Une autre option qui s’ouvre à lui, nous dit Anaëlle, est de composer avec elle comme avec lui-même en s’arrachant à la prise que la haine pourrait avoir sur lui. C’est la voie éthique.

J.-A. Miller nous rappelle dans « L’Un-Tout-seul »[16] que Lacan, dans un premier temps, jusqu’au Séminaire Encore et au texte « L’étourdit », a cerné le propre à la jouissance féminine par rapport à la jouissance masculine. Mais dans son dernier enseignement, il a généralisé les caractères de la jouissance féminine jusqu’à en faire le régime de la jouissance comme telle. Ce nouveau régime de la jouissance suit le modèle de la jouissance féminine, en tant qu’elle est une jouissance en dehors de la machinerie de l’Œdipe, réduite à l’évènement de corps.

Nous pouvons reprendre cette analyse et dire que la haine est la passion de la destruction de l’être de l’Autre. Elle fait valoir l’insupportable de l’Autre et de son mode de jouissance. L’anéantissement souhaité de l’Autre révèle l’enfermement dans la prison de l’entre-soi, du tous pareils, de ce que Lacan appelle à juste titre, le domaine de l’Un. On assiste, de nos jours, à un phénomène hors-normes : il y a, à la fois l’hypertrophie du lien, facilité par tous les moyens techniques imaginables, et à la fois, la montée des mouvements racistes, homophobes, antisémites et nationalistes qui aspirent à la construction des univers fermés. C’est ce dernier mouvement, la discrimination, qui donne la raison du premier. Le lien facilité par l’ère numérique n’est autre chose que la propagation des bulles réunies par des univers étanches.

Cette hypertrophie du lien virtuel a des conséquences positives et négatives. Positives car elle permet aux migrants, par exemple, comme l’indique Éric Laurent, de maintenir des liens nécessaires à son insertion. En témoignent les vidéos mis en ligne par la cimade[17], avec des modes d’emploi pour entreprendre les démarches administratives en plusieurs langues. Et négatives, car les réseaux sociaux permettent de constituer très rapidement des mouvements agressifs à l’égard des étrangers[18].

Parions que cette globalisation du lien évolue vers la considération de l’être de l’Autre, plus proche de la considération de la jouissance de l’Autre que de la haine et de la volonté de la supprimer. Comme le signale É. Laurent : « Il s’ensuit, en effet, non seulement une politique des droits, mais une politique du symptôme. L’orientation sur le symptôme permet de proposer un mode de jouir suffisamment hors corps pour ne pas s’identifier dans un repli communautaire et narcissique. C’est dire qu’elle vise un symptôme tel qu’on ne chercherait pas à ce que son corps s’y identifie. Un mode de civilisation s’en déduit, qui aurait pour visée de maintenir ce hors-corps hérétique, index du choix de jouissance de chaque sujet. »[19]


[1] Marina Abramovic est une artiste serbe qui s’inscrit dans le courant artistique de l’art corporel. Elle a réalisé de nombreuses performances dans lesquelles elle repousse les limites du corps et du mental. Dans sa performance Rhythm Series (1973–1974), elle met à disposition son corps au public, comme un objet (Wikipédia).

[2] Cité par Nathalie Léger, La robe blanche, Paris, p.o.l, 2018, p. 65.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 217.

[4] Ibid.

[5] Roudinesco É., Jacques Lacan: Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993.

[6] Beckett S., Comment c’est, Paris, Éditions de Minuit, 1961.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 458.

[8] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 526.

[9] Kundera M., L’insupportable légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1984.

[10] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 467.

[11] Ibid.

[12] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Extimité », enseignement prononcé dans le cadre de l’Université Paris viii, extrait du cours du 27 novembre 1985, publié sous le titre « Les causes obscures du racisme », Mental, n° 38, novembre 2018, p. 141-152.

[13] Miller J.-A., « Les causes obscures du racisme », op. cit., p. 149.

[14] Ibid.

[15] Lebovits-Quenehen A., « Retour vers la haine », Le Diable probablement, n° 11, novembre 2014.

[16] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « L’Un-Tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre de l’Université Paris viii, cours du 2 mars 2011, inédit.

[17] Comité Inter-Mouvements Auprès Des Evacués, association loi de 1901de solidarité active et de soutien politique aux migrants, aux réfugiés et aux déplacés, aux demandeurs d’asile et aux étrangers en situation irrégulière.

[18] Cf. Laurent É., « L’étranger extime », Mental, n° 38, op. cit., p. 74.

[19] Ibid., p. 81.