Des grenades \Clémence Coconnier

Six textes plus une interview. C’est le fruit du travail mené en ACF-MP dans le cadre des soirées préparatoires aux J 50 Attentat sexuel. Chacun des auteurs fait varier ce thème à sa guise : questions d’époques, productions d’artistes, expérience dans le champ de la clinique. Il en ressort un ensemble varié et rigoureux que l’interview d’Yves Vanderveken fédère.

« nous avançons dans la nuit du désir et nous cherchons cherchons cherchons le savoir sort de la bouche la connaissance vient du corps le savoir permet de construire une maison la connaissance permet d’en sortir et de marcher dans la nuit noire du désir comme les chiens errent la nuit sur les chemins nous notre chemin aux humains c’est le corps nous sommes enseignés par le corps le corps est un cube avec mille entrées par lui nous entrons dans l’univers le corps est la clef de l’univers donc la clef de la connaissance »[1]

À la question « que puis-je savoir sur le désir physique ? » le metteur en scène et auteur Pascal Rambert répond « je veux voir »[2]. Il se fait chorégraphe pour l’occasion et crée la pièce de danse Libido sciendi. Il explique dans la note d’intention : « Je suis effaré quand il m’arrive de voir de la pornographie. Je suis effaré par l’absence d’imagination. Je suis peiné par l’académisme, ici, comme en chaque chose d’ailleurs. Par la pauvreté du langage des corps. Je veux donner mon avis sur la question. »[3] La pornographie ne dit rien du désir physique du fait de la « pauvreté du langage des corps » qu’elle véhicule : le coït exhibé ne dit rien du mystère qu’est la jouissance pour chacun. Avec le travail d’écriture chorégraphique de Libido sciendi, P. Rambert se confronte à la « malédiction sur le sexe » : s’il n’y a pas d’articulation signifiante qui puisse dire le rapport sexuel, il use des « mots de la danse » pour chercher et avancer dans ce qu’il nomme « la nuit du désir ». P. Rambert explique : « Sur le théâtre je mets des mots dedans ça. Ici, j’ouvre le corps comme une grenade. Je monte un corps contre un autre. Je traite de dévoration. D’une forme de cannibalisme sommaire et temporaire : coucher. Manger. Prendre. Reprendre. Ouvrir. Fermer. Désosser. Refermer. Écarter. Plier. Ouvrir. Recommencer. Des mots de la danse. Des mots de la langue sexuelle. C’est tout. »[4] Ces mots de la langue sexuelle ne s’articulent pas pour autant ; ils se juxtaposent, s’enchaînent, se suivent. Ils disent l’impossible tel que Lacan le définit : il ne peut en aucun cas s’écrire : « Le rapport sexuel ne cesse pas de ne pas s’écrire. »[5]

Aussi, dans « Télévision », Lacan prononce « L’impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l’impossible dont elle provient. »[6] Impossible, impasse sexuelle, fictions : l’on pourrait déplier les trois termes contenus dans cette assertion en suivant le processus d’écriture de Libido sciendi.

Commençons par « les fictions » – soit, entre autres, celles de l’amour. En 2000, P. Rambert écrit Le Début de l’A.[7], dialogue de théâtre entre un homme et une femme, pour dire le début du sentiment amoureux. Dans la mise en scène qu’il en fait à la Comédie française en 2005, deux acteurs parlent. À un moment, ils se déshabillent et s’embrassent longuement, avant de se rhabiller avec les habits de l’autre et de reprendre le cours du texte. Cette scène du baiser constitue le point de départ de Libido sciendi, créé en 2008 au Festival Montpellier danse. P. Rambert raconte : « C’est ce temps de suspension – ces deux corps nus, ce baiser – que j’ouvre, au sens où je l’étends, l’élargis, lui donne de la place, du volume, du temps. Où je lui donne corps. Ce moment que j’avais entr’ouvert sur la scène du théâtre, je l’agrandis sur la scène de la danse. »

Ce baiser cristallise l’appareil du désir de P. Rambert. Il fonctionne comme l’ombilic du rêve, que Lacan fait équivaloir à la formule Il n’y a pas de rapport sexuel – autrement dit : « le problème sexuel n’a pas de solution signifiante. »[8] Contenu dans l’amour qui supplée au rapport sexuel[9] : l’ombilic du baiser. Il fait ombilic dans la mesure où il excède les mots dans une sorte de surplus de corps ; il est mystère, il y a un franchissement. Jacques-Alain Miller indique que « le plaisir devient jouissance au moment où il déborde le savoir du corps, cesse de lui obéir »[10].

Ainsi, comment approcher un savoir sur cette jouissance du corps ?

Ce metteur en scène et auteur de théâtre qui ne cesse d’écrire pour des acteurs, arrête un temps le cours du texte pour regarder les corps des danseurs, et les chorégraphier pour écrire les corps et montrer ce qu’il nomme un « accouplement chorégraphique ». Sans les mots ? S’il n’y a pas de paroles dans cette performance, lalangue n’est pas absente pour autant.

« il y a les silences où ça s’embrasse et les respirations pneumatiques ils sont au sol ils ne font rien sa jambe à elle est sous la sienne crochetée les corps ont été pensés comme des crochets tout accroche dans un corps tout sert le cou-de-pied comme porte-poignet le talon comme porte-langue le sein porte-pénis le pénis porte-tête la hanche porte-fesses ou porte-nez là c’est accrochage de jambes sexes ouverts respiration les torses sont des soufflets de forge ça se remplit ça monte vers le plafond blanc ça se désemplit ça se remplit ensemble les corps sont des grenades violines les corps sont des oranges on les prend dans les mains on les ouvre en deux comme ça et ça coule et gicle les corps giclent »[11]

Cette citation est extraite du texte Libido sciendi. En 2014, le musée Picasso de Paris, où est dansée la pièce, passe commande d’un texte à P.Rambert. Il choisit de décrire la performance. Il écrit sans ponctuation, c’est son style. Ainsi, dans l’après-coup de la performance sans paroles : le texte. Après le silence des corps en action, les mots se bousculent dans un flux ininterrompu.

Trois temps, donc, pour Libido sciendi :

1. un instant de voir – le baiser de l’A,

2. une expérience de corps – la chorégraphie,

3. un texte qui décrit ce qui se passe.

Notons que ce texte trouve son existence au musée Picasso. Au milieu des toiles du peintre, dans l’escalier du musée, les danseurs nus s’entrelacent, le texte naît. Dans ce lieu où s’illustre ce que J.-A. Miller nomme « le cynisme de la jouissance du coït », P. Rambert écrit le ratage de l’accouplement. Le point commun est cette jouissance qui, « pour être montrée si crue, avec ces oripeaux anecdotiques, [elle] en devient mystérieuse. »[12] P. Rambert décrit : « après il y a l’encastrement un corps ne se pénètre pas il n’y a jamais pénétration il y a une sorte de devenir crabe dans rocher une sorte de devenir lézard dans pierre ouverte un devenir doigt dans bouche doigt dans œil dans trou avant trou arrière nez mais pas de pénétration où je deviens toi où tu deviens moi alors on reste à l’extérieur et plutôt que de jouir au fond on jouit depuis la surface le corps entier recouvert de peau humaine est totale surface érogène alors on encastre on coud on soude on colle on adjoint on établit des rapports entre lèvres et orteils langue et genoux dos et clitoris côtes flottantes et sommet de la tête clavicule et fémur quadriceps et biceps émail et os cartilage et corne lait et sperme gémissements et grammaire verbalisation et silence comme celui dans les yeux baissés d’Olga pensive sur le mur dans la grande pièce centrale […] il y a de la joie »[13].

Pas de forçage, pas d’imposition de la jouissance d’un Autre à notre corps, ou au corps du partenaire dans la performance Libido sciendi. Mais de la joie. La langue de P. Rambert dit l’excitation sexuelle qui ne peut pas être bordée par un signifiant. Sa joie de dire le sexuel ne fait pas consister un rapport. Il opte pour des bouts de rapport avec des bouts de corps, donc. Il n’y a pas de rapport sexuel, mais il y a de la joie. Sa quête de bien dire le ratage – jusqu’aux bords du ça cesse de ne pas s’écrire, dit le scandale de la jouissance telle qu’en parle J.-A. Miller : « La jouissance n’est pas programmée dans l’espèce humaine. Il y a là une absence, un vide. Et c’est une expérience, vécue, c’est une rencontre, qui donne, pour chacun, à la jouissance, une figure singulière. Là est le scandale. »[14] Sans brutaliser l’impossible, P. Rambert exploite le ratage. Il a appris que l’attentat sexuel est un attentat dans la langue. C’est une affaire d’énonciation. « Lalangue, quelle qu’elle soit, est une obscénité »[15] nous dit Lacan. Ainsi, quand lalangue est appareillée au désir, l’attentat sexuel peut se révéler obscène et joyeux.


Clémence Coconnier, membre de l’ACF-MP.

Texte proposé dans le cadre des soirées  préparatoires aux J50, Attent(a)t sexuel, le 23 septembre 2020 à Toulouse.

[1] Rambert P., Libido sciendi, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2015, p. 120.

[2] Note d’intention du spectacle.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 87.

[6] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.

[7] Rambert P., Le Début de l’A., Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2001, p. 120.

[8] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 26 novembre 2008, inédit.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 44. « Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour. »

[10] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Le réel dans l’expérience analytique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 2 juin 1999, inédit.

[11] Rambert P., Libido sciendi, op. cit., p. 117.

[12] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 28 février 2001, inédit.

[13] Rambert P., Libido sciendi, op. cit., p. 118-119.

[14] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Choses de finesse en psychanalyse », op. cit., leçon du 19 novembre 2008, inédit.

[15] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre », séance du 19 avril 1977, inédit.