Dévoilement perpétuel de l’abus : le sexuel sans les semblants ? \Vanessa Sudreau

Six textes plus une interview. C’est le fruit du travail mené en ACF-MP dans le cadre des soirées préparatoires aux J 50 Attentat sexuel. Chacun des auteurs fait varier ce thème à sa guise : questions d’époques, productions d’artistes, expérience dans le champ de la clinique. Il en ressort un ensemble varié et rigoureux que l’interview d’Yves Vanderveken fédère. 

L’abus : de l’exception à la règle

Quelques mois après le mouvement #MeToo de mars 2018, je fus surprise par une conférence de Jean-Claude Milner intitulée Troubles dans la sexualité dans laquelle il eut ce propos détonnant : « dès lors qu’on fait de l’affaire Weinstein non plus une exception mais une généralité, alors le viol devient la vérité du coït »[1].

La formule m’a saisie, car la clinique comme l’actualité regorgeaient déjà d’actes et de plaintes que cette formule éclaire. Les jeunes patientes, en particulier, s’interrogent sur leur consentement de façon nouvelle, et notamment en reconsidérant la façon de nommer une relation sexuelle, dont il n’est plus rare qu’elles se demandent, après-coup, si ce ne serait pas un abus, voire un viol.

Cette dimension du viol comme vérité du coït me parait pouvoir éclairer la manifestation de plus en plus fréquente du sexuel hors semblants. C’est l’hypothèse que je voudrais mettre à l’épreuve. Avec au moins deux de ses effets : d’une part que les fictions manquent à donner consistance au(x) fantasme(s) qui permettent de consentir au sexuel en scénarisant l’effraction du sexuel dans le corps du sujet parlant. Et, autre effet : il semble que les agressions/abus se multiplient dans un court-circuit du lien à l’Autre. Cette externalisation du trauma sexuel me semble s’éclairer avec subtilité à partir de cette phrase de Jacques-Alain Miller : « La relation de couple au niveau sexuel suppose que l’autre devienne […] un moyen de sa jouissance, c’est un mode de jouir du corps de l’Autre. Et par corps de l’Autre, il faut entendre à la fois le corps propre, qui a toujours une dimension d’altérité, et aussi bien le corps d’autrui comme moyen de jouissance du corps propre. »[2]

Le grand dévoilement et la généralisation de l’abus

Il y a les dévoilements au un par un, dans les cures, dans les commissariats, dans les livres, entre ami.e.s, des cas où les sujets parlent, se parlent, de ce qui s’est dévoilé, et de la façon dont ils en répondent (Emma, Vanessa Springora). Ce que je nomme ici le grand dévoilement est un autre phénomène, davantage basé sur l’identification que sur la subjectivation, l’enjeu éthique du bien-dire, par lequel nous rejoignons la veine intime[3] si chère à la psychanalyse, me semble se situer là. Le dévoilement collectif à l’œuvre actuellement comme mouvement de société dont l’objectif est de démasquer les abus, prend parfois l’allure d’une traque au risque pour les sujets de se réduire au statut de la victime. Il arrive que cette identification au statut de victime puisse être transitoire et permette précisément, une subjectivation conduisant le sujet au-delà de ce statut. Une question pourrait alors nous aiguiller dans l’écoute : l’identification au statut de victime prend-elle une couleur subjective ou devient-elle massive en recouvrant l’ensemble de l’existence du sujet ?

Cette phrase de J.-C. Milner résonne avec cette autre, prononcée par Caroline Leduc lors de la lecture des arguments des journées : « l’abus de structure était auparavant voilé »[4]. En produisant des fictions, via le fantasme, s’opérait un voilage de l’abyssale causalité. Pour voiler cet abîme, le phallus comme signifiant d’exception, permet – ou permettait ? – une transaction entre le sujet, la jouissance, le manque et l’Autre. Le fantasme et le phallus sont donc – étaient ? – les éléments fondamentaux de cette opération. Ont-ils disparu ? Ont-ils changé de place ? Et cela, pour tous ?

Dans les cas extrêmes de viols ou d’agressions sexuelles, le dévoilement est massif et le recours à une fiction devient impossible : « face à un abus le sujet se retrouve nu de fiction »[5] nous dit C. Leduc. Le sujet ne peut plus être le narrateur de son récit intime, dont il est expulsé. Mais il y a d’autres facettes du dévoilement généralisé dans une époque qui rejette la dimension phallique, certaines pouvant évidemment constituer un « progrès » – par exemple une meilleure écoute des plaintes pour viols, une libération de la parole, une réflexion sur la question de leur sexualité chez les filles – et d’autres, un danger : marchandisation de la sexualité, passage à l’acte…

Le phallus, c’est un semblant. C’est le semblant phallique, le voile. S’il voile, c’est qu’il est un signifiant, c’est même «  le seul signifiant qui mérite dans notre registre, et de façon absolue, le titre de symbole »[6] nous dit Lacan. Il est arbitraire, et en ce sens abusif[7], mais c’est un abus d’artifice pourrions-nous dire, dans la mesure où il prend en charge un abus plus profond. Cet abus premier, caché derrière les semblants actuellement dénoncés comme eux-mêmes abusifs, c’est que la cause sexuelle est réelle, la fonction sexuelle est en soi abusive comme le souligne J.-A. Miller[8]. Sans doute y a-t-il de nos jours, comme le soulignait Christiane Alberti : « une tendance à rabattre la subtile dialectique du phallus sur l’organe »[9].

« Pour certains discours, le désir devient un abus en soi », comme le précisait Yves Vanderveken lors de la lecture des arguments des journées. Il y a donc un apparent paradoxe : à ne plus pouvoir reconnaitre la dimension arbitraire du signifiant, la dimension d’aliénation consentie est actuellement en crise, refusée, voire forclose. Nous formulons l’hypothèse que l’abus généralisé est un retour dans le réel de ce que J.-A. Miller appelle un Eros désimaginarisé, un Eros qui serait réduit à son réel[10]. Ainsi, comme le mentionne Amanda Goya, nous assistons à : « une chute progressive du phallus comme signifiant du désir, au bénéfice d’une montée du phallus comme signifiant de la jouissance »[11].

J.-C. Milner souligne qu’en faisant de l’affaire Weinstein la règle et non plus une exception, le viol lui-même est vécu comme la règle et non plus comme l’accident : le rapport entre les sexes tend alors à s’éprouver comme un antagonisme entre le fort et le faible. Son hypothèse est que #MeToo – au-delà de l’affaire Weinstein – situe la causalité de l’abus au dehors du sexuel, je le cite : « le scandale dont parle les médias aujourd’hui vient de l’inégalité extra sexuelle – c’est-à-dire : l’un des deux aurait plus de force, ou plus de pouvoir – et c’est cette inégalité qui viendrait corrompre l’acte sexuel »[12]. Il poursuit sa recherche : « Au-delà de l’affaire Weinstein, on dénonce l’inégalité, mais est-il toujours vrai que celle-ci se rapporte à une donnée extérieure qui viendrait s’ajouter au coït ? Ou est-elle consubstantielle à tout coït ? »[13]

Un changement de paradigme

Les droits de l’homme visent à subsumer la loi du plus fort, qui bien sûr, existe. Avec la loi, les droits, on décide de se mettre d’accord sur un semblant qui vaudra plus que l’imaginaire du fort et du faible et on dit par exemple : les hommes et les femmes sont libres et égaux en droit. Selon J.-C. Milner, le droit actuel est plutôt invité à rendre le faible fort ce qui revient à le confirmer comme faible dans son essence, à essentialiser la faiblesse donc, et au-delà, à rabattre la loi sur l’imaginaire. C’est un changement de paradigme : le droit ne serait plus fondé alors sur l’égalité, mais sur la défense du faible, l’inégalité devenant alors la règle et les droits de l’homme en conséquence sont dénoncés comme faux-semblants. C’est un changement de paradigme subtil, mais important.

S’appuyant sur Lacan dont il est lecteur, J.-C. Milner indique que les rapports sexuels entre humains devraient être régulés par quelque chose de l’ordre des droits, s’il y avait rapport il y aurait, dit-il, des régulations possibles. Or, pour J.-C. Milner, « l’espace de la sexualité détermine le lieu de l’impossible des droits »[14].

C’est une façon de rejoindre la conclusion de Lacan il n’y a pas de rapport sexuel. Il n’y en pas et à la place il y a – ou il y avait ? – les semblants, l’amour, le don, le mariage, les maitresses, les amants… « La morale civilisée au sens de Freud donnait auparavant une boussole, elle donnait une rampe aux désemparés sans doute parce qu’elle inhibait »[15], indique J.-A. Miller, là où il y avait l’inhibition et son cortège de symptômes, nous percevons aujourd’hui une intensification de la jouissance. Le phallus – seul signifiant qui mérite le titre de symbole – et à ce titre « présentifiant l’absence », tendrait aujourd’hui vers une réduction l’assimilant au signe de l’abus.

Les phénomènes massifs de dévoilement de l’abus sexuel, portés par différents discours depuis des places très distinctes, visent souvent le même objectif : limiter la violence interne à l’acte sexuel, ce faisant ils poussent parfois, sans le savoir, à contractualiser tous les registres de la sexualité[16]. Il en résulte que tout le sexuel tend à se réduire à son noyau de violence irréductible[17].

Pour J.-C. Milner l’antinomie droit et sexuel, qui tend à se radicaliser, peut conduire à un rigorisme, voire une prohibition du sexuel ; en cela il rejoint J.-A. Miller quand il formule que « le rapport des deux sexes entre eux va devenir de plus en plus impossible »[18].

Dans sa conférence à Lagrasse, Milner soulignait les tentatives récentesd’introduire un appareillage technique pour venir suppléer à l’absence de logiciel sexuel[19]: soit une appli, par exemple pour régler l’organe supposé porteur de violence (appli de consentement)… Dès lors que le signifiant du phallus est lui-même dénoncé comme abusif, il ne peut plus voiler l’organe et lui donner la dimension de l’objet du don, du désir ou du mystère. Car c’est plutôt l’objet a, ce nouvel astre[20] qui est actuellement aux commandes et, comme le dit J.-A. Miller, l’objet a « périme toute notion de mesure, il va vers le toujours plus qui va vers le sans mesure, suivant un cycle de renouvellement accéléré, d’innovation frénétique »[21].


Vanessa Sudreau, membre de l’ECF et de l’ACF-MP.

Texte proposé dans le cadre des soirées préparatoires aux J50, Attent(a)t sexuel, le 14 octobre 2020 à Toulouse.

[1] Milner J.-C., Troubles dans la sexualité, conférence prononcée au Banquet du livre d’été, Lagrasse, 8 aout 2018, inédit, consultable en ligne.

[2] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris viii, leçon du 27 mai 1998, inédit.

[3] Expression de Christiane Alberti.

[4] Leduc C., Les quatre arguments, Attentat sexuel je50, 4 juin 2020, consultable en ligne.

[5] Ibid.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 283.

[7] Cf. Leduc C., Les quatre arguments, Attentat sexuel je50, 4 juin 2020 lors de la soirée Zoom.

[8] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Cause et consentement », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris viii, leçon du 16 décembre 1987, inédit.

[9] Alberti C., intervention théorie de la clinique, Collège clinique de Toulouse, 3 octobre 2020, non publiée.

[10] Miller J.-A., « Amies du réel », Mental, n° 41, 2020.

[11] Goya A., « Nudité », Le corps parlant. Sur l’inconscient au. xxie siècle, Scilicet, Paris, Collection Rue Huysmans, 2015, p210.

[12] Milner J.-C., « D’une sexualité l’Autre », in Lucchelli J. P., Milner J.-C.,Zizek S., Sexualité en travaux, Paris, Éd. Michèle, 2018.

[13] Milner J.-C., Troubles dans la sexualité, op. cit.

[14].Ibid.

[15] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005, p. 19.

[16] Cf. Pateman C., Le contrat sexuel, Paris, La Découverte, coll. « textes à l’appui », 2010.

[17] Milner J.-C., Troubles dans la sexualité, op. cit.

[18] Miller J.-A., « Une fantaisie », op. cit., p. 19.

[19] Cf. Miller J.-A., « L’Autre dans l’Autre », La Cause du désir, Paris, Navarin, n° 96, juin 2017, p. 118.

[20] Comme l’appelle J.-A. Miller dans « Une fantaisie », op. cit.

[21] Ibid.